40% de ses déchets partent à l’incinérateur : inutile, la poubelle jaune (Marianne)

Déchets Santé-Ecologie
Publié le 19 septembre 2020

Éco-emballages non recyclables, matières retraitées invendables, déchets voyageurs… Le secteur du tri sélectif a accumulé au fil des années des dysfonctionnements préoccupants. Aujourd’hui, 40 % des déchets dits “recyclables” partent à l’incinérateur.

Martelé depuis plus de vingt ans, le slogan « Vos poubelles valent de l’or » a conforté des millions de Français dans l’idée que trier quotidiennement leurs déchets ménagers était bon pour la planète, mais aussi pour leur portefeuille. Recycler, c’est retarder l’épuisement des ressources naturelles et alléger la taxe d’enlèvement des ordures ménagères (TEOM).

En théorie, la machine tourne rond. En pratique, c’est une autre affaire. Premier constat, le montant de la TEOM augmente d’année en année. En 2012, elle a rapporté 6 milliards d’euros aux collectivités. En 2019, on arrive à 7 milliards, à raison de 290 € en moyenne par ménage, selon la direction générale des finances publiques. Les volumes de déchets ménagers collectés sont pourtant en légère baisse (- 2 % sur la même période). Parallèlement, les éco-contributions supposées financer le recyclage, que nous acquittons lors de nos achats, augmentent au fil du temps, elles aussi. Elles ont rapporté l’an dernier plus de 1,5 milliard d’euros, reversés aux collectivités.

Ces ressources ont servi à moderniser un grand nombre de centres de tri (à Paris, Montpellier, Limeil-Brévannes [94], Romainville [93], Nantes, etc.). Derrière chaque chantier, il y avait la promesse implicite d’extraire, enfin, l’or contenu dans nos poubelles. Promesse jamais tenue. Le Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) a publié en janvier 2020 un rapport qui fait le point, par matériau, sur le recyclage. Celui des ordures ménagères n’approche jamais la rentabilité escomptée, même de loin (1).

SUR CINQ CAMIONS…

Un seul chiffre en dit long sur la profondeur du problème : jusqu’en 2019, schématiquement, sur cinq camions qui entraient en centre de tri, un repartait… pour l’incinération ou, en dernier recours, pour l’enfouissement ! En 2020, « la proportion est montée à deux camions sur cinq », assure un spécialiste. Soit 40 %. Pourquoi donc ? Encore et toujours une question d’argent, de « débouchés », comme disent les hommes de l’art. La vente des matières recyclées rapporte quelques euros annuels par habitant, pas davantage. Exemple avec le syndicat de valorisation des déchets Kerval, qui couvre 320 000 habitants des Côtes-d’Armor. Ayant investi 35 millions d’euros ces six dernières années, il dispose d’installations techniquement performantes, mais économiquement décevantes. En 2018, il a gagné 3,20 € par habitant en revendant des papiers et cartons, 1,22 € grâce au verre, 1,70 € avec les plastiques et 1,05 € avec les métaux… Recette totale du syndicat Kerval, 3 millions d’euros, pour 13,6 millions de coûts de fonctionnement. Suez et Guyot, les opérateurs délégués, se sont partagé 11 millions d’euros.

Idem au centre de tri de l’agglomération de Haguenau (Bas-Rhin), qui couvre un bassin de 230 000 personnes. La vente de matières recyclées lui a permis d’empocher une dizaine d’euros par habitant en 2017, pas davantage. « Le slogan sur les poubelles qui valent de l’or est absurde, elles auront toujours un prix négatif », résume Jean-Luc Petithuguenin, fondateur du groupe Paprec et président de la Fédération professionnelle des entreprises du recyclage (Federec). « Si le tri peut recourir autant aux emplois aidés des filières d’insertion, c’est parce qu’il ne suscite aucun espoir de rentabilité pouvant intéresser le secteur concurrentiel », ajoute un professionnel. En Alsace comme en Bretagne (les deux régions où les citoyens pratiquent le plus assidûment le tri sélectif, selon l’éco-organisme Citeo), les déchets ménagers coûtent quatre fois ce qu’ils rapportent. Ailleurs, c’est pis.

Dans son rapport 2018, le syndicat francilien Syctom, qui opère pour 5,8 millions de Parisiens et de banlieusards, se félicite d’avoir mis en place une « valorisation des déchets toujours plus poussée » . Caché en annexe, le chiffre des « valorisations matière » est en réalité fort décevant : 2,72 € par habitant en 2018, toutes matières confondues. Vous habitez le Grand Paris, vous triez soigneusement le verre. Le produit de vos efforts a rapporté au Syctom 0,01 € par semaine. Idem pour les journaux et magazines : 0,52 € de recette annuelle par habitant en 2018.

QUAND LA CHINE A DIT STOP

À tout prendre, 2018 était pourtant une bonne année. La situation s’est aggravée juste après, lorsque la Chine a fermé ses frontières aux importations de déchets.

Compte tenu du déséquilibre des échanges avec la Chine, des porte-conteneurs repartent chaque jour d’Europe à vide, après avoir déchargé leurs marchandises. Autant les remplir avec des résidus de plastiques, papiers et métaux.

Pendant des années, des millions de tonnes de rebut ont ainsi traversé les océans, expédiés vers d’immenses ateliers à bas coût de main-d’œuvre. Les ordures ménagères, qui représentent un dixième à peine des déchets (2), constituaient une fraction seulement de ces flux, alimentés par tous les secteurs, y compris l’agriculture. Miracle paradoxal de la mondialisation, les bâches que les paysans français posent sur leurs semis étaient lavées et recyclées en Chine.

En 2017, la Chine a réalisé qu’elle n’était pas seulement l’usine du monde : elle devenait également sa poubelle. Pékin a informé l’Organisation mondiale du commerce de son intention de stopper le manège. Lorsqu’elle est passée aux actes, au début de 2019, des dizaines de pays développés, dont la France, se sont retrouvés face à des collines de déchets qui grandissaient à vue d’œil. Des entrepreneurs dans d’autres pays ont pris le relais des Chinois. Ils ont rapidement été rappelés à l’ordre par leurs gouvernements respectifs, car ils travaillaient dans des conditions environnementales risquées. Ces deux dernières années, la Malaisie, l’Inde et la Thaïlande ont interdit l’importation des plastiques usagés. Le Vietnam suivra en 2025.

CHUTE DES PRIX

Un malheur n’arrivant jamais seul, la récession mondiale provoquée par la pandémie de Covid-19 a plombé la demande en matières premières, alors que les cours du pétrole, base des plastiques, étaient déjà au plancher. Le tout crée une situation catastrophique pour le recyclage. Entre juillet 2018 et juillet 2020, les prix de rachat des papiers et cartons recyclés ont baissé de 75 %, avec des incursions en territoire négatif : il faut payer pour s’en débarrasser. Le groupe Veolia a mis en place, il y a une dizaine d’années, un système de rachat des papiers dans les écoles primaires, en partenariat avec les associations de parents d’élèves, qui organisaient la collecte. Il arrête cette année dans certaines régions, faute de rentabilité.

Si encore le recyclé pouvait mettre en avant sa qualité, la situation serait moins préoccupante, mais hélas… Les matières recyclées constituent des gisements de second choix aux yeux des industriels. L’aluminium primaire valait 1 400 €/t le 17 août 2020. Au même moment, le recyclé s’échangeait entre 300 € et 600 €/t. Excepté le verre de bouteille, la plupart des matières se dégradent au fil des transformations.

Charles Dauzet en a fait l’amère expérience. Fraîchement diplômé d’une école de commerce, il a créé à Toulouse en 2016, avec deux amis, une entreprise nommée La Boucle verte. Elle entendait collecter et revendre des canettes en aluminium. « Prétendument composée à 100 % de métal et recyclable à l’infini », la canette n’a pas tenu ses promesses, raconte le jeune homme. Vendu à un ferrailleur, le produit du premier mois de travail a rapporté 38 € aux trois associés, « tout juste de quoi rentabiliser les sacs-poubelle ». À la fin de mai 2019, l’équipe de La Boucle verte a essuyé une désillusion encore plus grande, lors de la visite d’un site de recyclage dans le Haut-Rhin. « Nous avons eu la stupéfaction d’apprendre par les ingénieurs qui y travaillaient que les balles d’aluminium provenant des centres de tri français étaient inexploitables. Leur qualité était mauvaise et il était par conséquent impossible de les utiliser comme matière première » pour refabriquer des canettes.

À cause des négligents qui trient n’importe comment ? Oui, assure Raphaël Guastavi, chef de service adjoint produits et efficacité à l’Agence de la transition écologique (Ademe). « Trente pour cent de recyclable dans la poubelle grise, c’est trop. » L’agence de protection de l’environnement martèle depuis des années qu’il faut éduquer les consommateurs. Charles Dauzet est d’un autre avis. Selon lui, ce sont souvent « les gens les plus soucieux de l’environnement » qui ont tendance à trop en mettre dans le bac des recyclables !

« Un écran de fumée à la limite du greenwashing »

Ce que Nicolas Garnier comprend parfaitement. Délégué général d’Amorce, association spécialisée dans l’eau, les déchets et l’énergie, il parle au nom des deux tiers des collectivités françaises, responsables de la collecte et du tri. Il dénonce « un écran de fumée à la limite du greenwashing », qui prend la forme du logo vert Éco-Emballage. Petit chef-d’œuvre de casuistique, ce logo en forme de flèche circulaire atteste que le fabricant a payé une contribution, pas que le déchet sera recyclé. Nicolas Garnier déplore sa présence « sur des centaines de milliers d’emballages qui ne se recyclent pas ». En réalité, le seul gisement de plastique contenu dans nos poubelles que nos industriels réutilisent facilement est celui des bouteilles en PET transparent (3), « soit 10 % environ des déchets plastiques ménagers », selon le délégué général d’Amorce. Quant aux 90 % restants, c’est une tout autre affaire. Les paquets de chips ? Non recyclables. Les pots de yaourt ? Du polystyrène, non recyclable. Les bouteilles de lait opaque ? Recyclables car en PET, mais colorées donc non recyclées, trop compliqué ! Les plastiques aluminisés des paquets de café, les emballages multicouches pour le vin ou les compotes ? Idem. Recyclables en théorie, trop difficiles à laver et à désassembler en pratique. Idem pour les cartons de pizzas maculés de graisse et les barquettes alimentaires : à quoi bon se ruiner pour les purifier, personne n’en voudra. « D’un point de vue physico-chimique, on sait tout recycler, mais le coût est énorme », concède Raphaël Guastavi.

S’ATTAQUER À LA SOURCE

Conséquence inéluctable, une part significative des déchets triés finit enfouie ou incinérée (ce qui n’est pas forcément une tragédie, lire l’encadré sur le Japon, p. 33). Combien exactement ? Difficile à dire. « Pendant le confinement, on est monté à 100 % », admet la ville de Nantes, qui assure avoir été « transparente là-dessus » . Dès le 20 mars, elle appelait à ne plus sortir les bacs jaunes, les centres étant à l’arrêt. Une exception parmi les grandes villes. « Elles ne voulaient pas brouiller le message sur l’importance du tri sélectif », les excuse Raphaël Guastavi. C’est sans doute aussi pour ne pas surcharger les neurones du grand public qu’une évidence bien connue des professionnels est passée sous silence : le tri et l’incinération sont complémentaires. « Quand on va trop loin dans le recyclage, on arrive à des aberrations économiques, résume Jean-Luc Petithuguenin. Il vaut mieux faire de la valorisation énergétique. » Et effectivement, le Syctom du Grand Paris gagne beaucoup plus d’argent avec la production d’énergie qu’avec la revente de matières recyclées : 68 millions de recettes annuelles d’un côté, 16 millions de l’autre en 2018.

« Tant que les marques mettront sur le marché des emballages impossibles à recycler, on n’y arrivera pas, dénonce Nicolas Garnier. L’annonce la plus importante de l’année concernant les déchets, c’est que Danone compte renoncer au polystyrène pour ses produits », à partir de 2025. À la même date, en vertu d’une décision européenne, nos bouteilles d’eau transparentes devront contenir 25 % de PET recyclé.

Plus ambitieux, le gouvernement français, de son côté, entend tarir la source de déchets. La loi sur l’économie circulaire de février 2020 organise la fin progressive de tous les emballages plastiques d’ici à 2040, par étapes. Dès le 1er janvier 2021, fini les touillettes et les boîtes de polystyrène alimentaires type kebab ! À terme, plus de tubes de dentifrice, plus de flacons de shampoing, plus de barils de lessive en plastique ! Et plus de problème ? « Pas un industriel du recyclage n’y croit, cette loi sera amendée », soupire Jean Luc Petithuguenin. En attendant, elle n’encourage guère à investir dans le recyclage des plastiques et la cogénération, alors que les besoins sont importants. « Neuf régions [métropolitaines] sur treize n’ont pas les capacités de traitement de leurs déchets », souligne Nicolas Garnier. À la fin de 2019, 500 t d’ordures ménagères de Cannes et Grasse ont été envoyées à l’incinération à… Labeuvrière, dans le Pas-de-Calais. Les joies du circuit long !

(1) « Les filières de recyclage de déchets en France métropolitaine », disponible en ligne, 169 p.

(2) 450 kg/an/hab., sur un total de 4,5 t/an/ hab., Chiffres clés de l’Ademe, 2020.

(3) Polytéréphtalate d’éthylène.

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