Débat : Enfouir la vérité avec les déchets nucléaires ?

Déchets Santé-Ecologie
Publié le 18 avril 2021

527 225 m3 de déchets radioactifs sont entreposés à la Hague, 628 000 m3 dans les trois centres de stockage de l’Aube. Dans le Grand Est, le projet Cigéo porté par l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (Andra) s’ajoutera vraisemblablement à ce dispositif.

Trois expertises se sont construites autour de ce mégaprojet. Trois expertises et autant d’approches de la notion de vérité.

Si l’expertise du promoteur, l’Andra donc, et celle des collectifs d’opposants (Bure-StopCedra52Eodra…) sont, de façon attendue respectivement favorable et défavorable à Cigéo, l’expertise universitaire, elle, pose problème.

Produire une vérité officielle

A priori « axiologiquement neutre » (c’est-à-dire sans prise de position éthique ou politique), ouverte à la dispute confraternelle et à la réfutation, l’expertise universitaire, dans le champ des sciences humaines et sociales (SHS), apparaît essentiellement réduite à produire une vérité officielle pour le compte d’un complexe industrialo-financier ; elle lui fournit l’assistance à maîtrise d’ouvrage demandée, tout en oblitérant les travaux des chercheurs qui s’écartent d’une ligne technocratique.

Une posture qui justifiait de rassembler les arguments de l’opposition citoyenne au projet Cigéo, dans un ouvrage consacré à ce projet d’aménagement, paru en avril 2017 et dont j’ai assuré la direction.

Toujours en attente de sa réfutation, l’argumentaire développé dans cet ouvrage révèle une des faces sombres des transitions énergétique et écologique : Cigéo constitue un fait spatial total, révélateur des paradoxes de notre démocratie.

L’expertise du promoteur : transition écologique ou fait du prince ?

L’OCDE et l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) encouragent le stockage souterrain des matières radioactives les plus dangereuses.

Autoriser Cigéo démontrerait que la filière électronucléaire est capable de gérer ses déchets ultimes : 1,67 million de m3 de déchets radioactifs classés selon leur dangerosité, et constitués pour 2,8 % de leur volume de déchets « à moyenne activité à vie longue » (MA-VL – outillages irradiés liés à la production ou à la maintenance) et à « haute activité à vie longue » (HA-VL – éléments de cœur de réacteur).

Les HA et MA-VL, qui seraient tous regroupés à Bure, concentrent 99,8 % de la totalité de la radioactivité. Un encouragement à produire une énergie décarbonée jusqu’à épuisement de l’uranium] dans quelques décennies.

En 1993, le Conseil général de la Meuse acte l’accueil d’un laboratoire pour l’étude de l’entreposage souterrain des déchets nucléaires, et de facto, la nucléarisation de son territoire.

Un siècle de nucléaire français dans le sous-sol de Bure. (Actu Environnement/Youtube, 2016).

Un groupement d’intérêt public est mis en place pour accompagner le projet ; une « corruption » institutionnalisée, dénoncent les opposants.

André Mourot, géophysicien indépendant, rappelle en 2002 l’existence de ressources géothermiques près de Bure, attestée dès les années 1970 par l’État. Pourtant, en cas d’existence d’un potentiel d’exploitation d’une ressource énergétique renouvelable, les règles fondamentales de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) prévoient l’interruption du projet.

Or l’ASN est présidée par Pierre-Franck Chevet, ancien membre du Conseil de surveillance d’Areva-Framatome et de l’Andra, maître d’ouvrage de Cigéo.

Le projet se poursuit après avoir modifié la règle – en considérant que ces ressources géothermiques ne présentent pas de caractère exceptionnel –, l’avoir démontré à l’aide d’un « sondage hydrogéologique calamiteux » et avoir fermé les portes du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM).

Débats et pétition

Pour tenter de légitimer le projet, deux débats publics sont organisés. À la même époque, les collectifs d’opposants (Bure-StopCedra52) recueillent auprès de 60 000 Meusiens et Haut-Marnais, la signature d’une pétition demandant à leurs Conseils généraux un référendum : « Êtes-vous pour la construction d’un centre d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure ? ».

Les pouvoirs publics « légitimes » rejettent cette démarche démocratique et citoyenne ascendante, tandis que la loi gestion de 2006 acte la solution du stockage souterrain, en introduisant sa réversibilité pendant un siècle.

Un second débat public est organisé en 2013. Échec à nouveau, l’ingénieur Bertrand Thuillier ayant mis en évidence des risques technologiques gardés sous silence. Malgré cela, la loi réversibilité est adoptée en 2016, après avoir été examinée par le député Christophe Bouillon, président du Conseil d’administration de l’Andra. Un conflit d’intérêts de plus, parmi tant d’autres.

Au service de « l’État nucléaire »

En 2009, l’Andra diffuse sa carte de la zone d’intérêt pour la reconnaissance approfondie (Zira), autour de Bure. Le gigantisme de Cigéo apparaît : 270 km de galeries, une ventilation en surface pour l’évacuation des gaz radioactifs pendant plus de cent ans, le rachat de milliers d’hectares de forêts et de terres agricoles…

Dans le même temps, la Meuse se couvre de parcs éoliens, diffusant l’image idyllique d’un territoire en pleine transition écologique.

Aujourd’hui, l’Andra doit produire sa demande d’autorisation de construction (DAC), alors que persistent des doutes sur Cigéo dont la phase pilote absorberait 95 % des provisions destinées à l’ensemble du projet jusqu’au milieu du XXIIe siècle.

En dépit de ses limites technologiques, démocratiques, environnementales, humaines et financières, ce projet d’aménagement s’imposerait grâce à la puissance de « l’État nucléaire », élément d’une gouvernance multiniveaux sophistiquée, elle-même expression d’un système-monde qui déploie sa vision idéologique et son action territorialisante au travers d’objets multiples, dont Cigéo est un artefact particulièrement éloquent.

L’expertise de l’universitaire, forcément valet, bouffon ou tartuffe ?

Une partie des sciences humaines et sociales produit désormais une science subventionnée par de grands acteurs dont les décisions relatives aux sujets sensibles (nucléaire, gaz de charbon, pesticides notamment) ne doivent jamais être critiquées.

La docilité des « professeurs » dénoncée par Yves Lacoste en 1976 demeure la règle.

Une production active de l’ignorance, l’entre-soi et l’éviction de toute géopolitique qui ne se réduise pas à une pseudoscience haushoférienne – Karl Haushofer est l’un des fondateurs de la géopolitique, du moins d’une discipline qui a fourni sous cette appellation, au début du XXe siècle, la caution pseudo-scientifique à un expansionnisme des plus violents.

Une instrumentalisation de la pensée aujourd’hui transposable à une géopolitique alignée cette fois sur la ligne de conduite des puissances et logiques financières. Une « bonne science » soucieuse de « favoriser l’acceptation » de projets inacceptés, voire inacceptables, et qui trouve dans les « complotistes » et autres catégories à blacklister, ses meilleurs ennemis : les intellectuels, forcément critiques à l’égard de notre système-monde néolibéral, de ses contradictions et de ses injustices.

Les expertises scientifiques laudatrices, elles, sont reconnues. Déjà en 1996, le rapport Meuse 2015. Construire ensemble la Meuse de demain, document paru après le vote clef du Conseil général de la Meuse en 1993, auquel collabore activement une experte géographe messine, n’évoque pas une seule fois Bure ni la question du nucléaire !

Cette science de diversion s’impose dans les cercles institutionnels, tandis qu’elle s’est discréditée auprès des citoyens. L’intellectuel, ou plutôt le chercheur organique (notion qui désigne, pour le sociologue Pierre Bourdieu, le chercheur qui renonce à sa liberté de pensée et de parole, pour se soumettre et complaire à un commanditaire), a perdu en confiance d’un large public ce qu’il a gagné en légitimité intéressée.

L’expertise des opposants : « agités du bocal » ou acteurs légitimes ?

Dans l’ouvrage scientifique d’avril 2017 évoqué plus haut, des « citoyens-experts » ont démontré l’infaisabilité de Cigéo. Mais Cigéo en Meuse, c’est Paris contre le désert français.

Et tandis que ces citoyens et collectifs d’opposants, parfois désignés sous l’appellation de hiboux et chouettes de Bure, poursuivent depuis près de trente ans leur combat de « malfaiteurs », le promoteur a peu à peu pris pied dans une région sans cohésion identitaire, sorte d’anti-Corse vouée à un éternel sacrifice au nom d’un intérêt général, aujourd’hui celui d’une filière technologique et financière.

Manifestation anti-Cigéo à Bar-le-Duc, en juin 2018. Jean‑Christophe Verhaegen/AFP

Une filière épaulée par des géographes et géopoliticiens subventionnés, pour qui Cigéo n’est qu’une « opportunité » dont il convient de « discuter les conditions de son intégration territoriale », malgré la confirmation de la dangerosité non maîtrisable du projet, régionalement comme internationalement.

Dans le Grand Est, les collectifs ont adjoint à leur exposé technique, un argumentaire géopolitique clairvoyant :

« De Bure à Notre-Dame-des-Landes, du Limousin à Dijon, nous avons dénoncé ensemble la présence de ce verrou antidémocratique qui nous rassemble au-delà de la singularité de nos batailles. Le sens de nos luttes se rejoint face aux connivences et aux méthodes de ceux que l’on a en face de nous. Nous sommes alliés, pour mettre en lumière ce qui ne se voit pas, mais qui rythme pourtant ce fameux « système », si abstrait dans l’idée, mais si concret dans ses implications… ».

Cigéo démontre, plus que jamais, la fracture entre expertises et vérités profanes et savantes, dominées et dominantes, scientifiques et académiques. Entre elles, un ventre mou social à conquérir pour faire prévaloir telle représentation de la démocratie plutôt que telle autre.

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