Publié le 30 novembre 2019
Voici quelques extraits de l’ouvrage collectif « Du gaspillage à la sobriété » : avoir moins et vivre mieux ) rédigé sous la direction de Valérie Guillard (Éditions De Boeck). Dans ce livre, les différents contributeurs s’interrogent sur les raisons qui poussent les consommateurs à gaspiller des objets. Ils donnent notamment la parole à des associations qui évoquent leurs initiatives pour réduire le gaspillage des objets, et évoquent des voies vers des modes de vie plus sobres.
Le déchet, dépendant de l’intervention publique
Les Français se situent dans la frange moyenne des producteurs de déchets en Europe avec une production annuelle de 514 kg par habitant contre 486 kg pour la moyenne européenne (chiffres Eurostat de 2017). En termes de modes de traitement, elle reste également proche des moyennes de l’Union : 26 % des déchets des ménages sont enfouis, 32 % sont incinérés, 26 % recyclés, 16 % sont compostés (en Europe : 26 % enfouis, 27 % incinérés, 30 % recyclés et 17 % compostés).
Mais alors que les priorités réglementaires européennes et françaises voudraient que les pouvoirs publics travaillent avant tout sur la réduction des déchets, en France la quantité de déchets des ménages n’a baissé que de 5,2 % en dix ans. Sur cet ensemble de 37,9 millions de tonnes de déchets produits par les ménages chaque année, environ 25 % sont potentiellement gaspillés et pourraient trouver une seconde vie.
À ce stade, aucune solution technique ne saurait y remédier en totalité sans représenter un coût public déraisonné. Le marché de la seconde main – qui fonctionne sans intervention publique directe : brocante, plates-formes de vente en ligne, reconditionnement – permet à l’équivalent de 2 % de la masse des déchets des ménages de trouver une seconde vie. Mais ce marché ne se préoccupe que d’objets dont la valeur marchande est suffisamment forte, alors que la grande majorité de ces 25 % de déchets n’en ont que peu ou plus. Ces objets restants et dont la valeur marchande est très faible, voire nulle, ne trouvent et ne trouveront leur place dans aucun marché (vente en ligne, brocante, reconditionnement industriel, etc.).
C’est le cas de la quasi-totalité des déchets. Si aujourd’hui l’industrie de la gestion et du traitement des déchets est en capacité d’exister – de la collecte au recyclage, en passant par l’incinération –, c’est avant tout, car les pouvoirs publics ont décidé de construire les piliers de son existence. Obligations légales faites aux communes de gérer les déchets des ménages, création de taxes et de mesures fiscales, obligations faites aux entreprises de payer pour gérer leurs déchets, écoparticipations sont autant d’outils que le législateur a produits pour permettre d’injecter chaque année environ 16,7 milliards d’euros au sein d’un secteur qui ne saurait fonctionner sans.
À titre d’exemple, le secteur de la collecte et du traitement des déchets des ménages (ramassage, tri, enfouissement, incinération, compostage, recyclage) ne génère que 5,6 % de recettes industrielles (recettes liées à la vente des produits finis comme la matière recyclable ou recyclée, l’énergie produite par l’incinération, le compost, etc.). Le reste de l’argent nécessaire aux activités (94,4 %) provient de l’argent public (85,5 %) et des écoparticipations (8,9 %).
Les déchets coûtent donc très cher, et si toutefois certains peuvent les considérer comme une ressource, c’est bel et bien parce que nous en augmentons artificiellement la valeur par différents mécanismes d’intervention publique. Bien qu’il soit possible – à mesure que nous approchons de l’épuisement de certaines ressources naturelles (pétrole, minerais, etc.) – que la valeur du déchet augmente, nous pouvons tous nous accorder sur le cynisme que révèle une telle situation : le déchet est avant tout une source de pollution irréversible, symptôme d’une production inadéquate aux lois de la nature. Il ne constituera jamais une ressource suffisante pour permettre à nos modes de consommation de perdurer en l’état.
Texte de Martin Bobel, coordinateur du Réseau francilien des acteurs du réemploi (REFER).
Pourquoi gaspille-t-on ?
Une première explication du gaspillage des objets renvoie au fonctionnement humain. L’Homme (mais aussi certains animaux ou insectes comme les abeilles par exemple) produit davantage d’énergie qu’il n’en a besoin. Se pose alors la question de savoir ce qu’il va faire de cet excédent, de ce superflu, de cet au-delà du nécessaire par où s’affirme la valeur ? Le stocker au risque de le perdre par le vol ou la dégradation ? Le dilapider, autrement dit, le dépenser de manière excessive et inconsidérée ? La dilapidation est source d’angoisse, n’étant pas reconnue comme loi fondamentale de l’économie générale. Il faut donc détruire cette « part maudite » même si cette destruction est dangereuse et menaçante : « Le gaspillage est toujours considéré comme une sorte de folie, de démence, de dysfonction de l’instinct, qui fait brûler à l’homme ses réserves et compromettre par une pratique irrationnelle ses conditions de survie » (Jean Baudrillard dans « La Société de consommation. Ses mythes, ses structures »).
Une deuxième explication vient du besoin de l’être humain de prendre le pouvoir sur autrui par ce qu’il possède, ce qui le conduit à gaspiller. Les sociétés traditionnelles dilapidaient des biens, notamment lors des fêtes, dans le but de maintenir l’ordre social. En étudiant le potlatch, cérémonie basée sur le don, voire sur la destruction, de cadeaux somptueux (bijoux, matières premières, canoës, tissus, etc.), l’anthropologue Marcel Mauss explique que l’offreur acquiert un rang par la perte de richesse et prend le pouvoir sur le receveur qui devra le lui rendre de façon encore plus grande. Le gaspillage, légitimé par la culture et la tradition, était cérémoniel, cadré par des rites, des codes, du personnel, des types de prestations et de destructions. Cette « consumation » assurait la paix entre les tribus mutuellement endettées, leurs relations étant rythmées par le don/contre-don.
Dans nos sociétés, certaines fêtes carillonnées (Noël) pourraient être assimilées à un véritable potlatch, mais n’ont pas un rôle aussi puissant de structuration de l’ordre social et de significations symboliques que les fêtes des sociétés traditionnelles. En somme, dans nos sociétés, les fêtes n’entraînent pas un gaspillage « productif »… bien qu’elles servent néanmoins les intérêts d’un système qui repose sur la consommation, elle-même se nourrissant du mécanisme de la distinction.
Texte de Valérie Guillard
Le sentiment de gaspiller
La figure ci-après rend compte des catégories d’objets que les individus ont le sentiment de gaspiller. Elle est issue d’une enquête auprès de 250 étudiants dans le laboratoire expérimental de l’université Paris-Dauphine (mars 2018) ; de 156 adultes dans l’entourage personnel des étudiants de master 1 de cette même université (mars 2019) ainsi que de 150 adultes qui se sont engagés dans le défi « Rien de neuf » de l’association Zero Waste France (décembre-février 2019).
L’analyse montre que des catégories d’objets sont :
- spécifiques à certaines populations : l’alimentation, les cosmétiques, la papeterie pour les étudiants par exemple et de façon minoritaire les cadeaux ; les meubles pour les adultes qu’ils soient engagés ou non dans une démarche de réduction de gaspillage/des déchets ; les articles de puériculture pour les personnes engagées dans une démarche de réduction du gaspillage/des déchets ;
- communes à certaines populations : gros et petit électroménager, équipements électriques et électroniques et livres dans des proportions toutefois variées. La catégorie faisant l’unanimité pour les trois populations est les vêtements.
Contre le gaspillage, « les home organisers »
Nous avons vu que certaines personnes ont peu conscience de ce qu’elles gaspillent, autrement dit de la perte d’utilité des objets. De nombreuses raisons l’expliquent, leur habitude d’enfouir des objets inutiles dans des placards, caves, greniers, maisons secondaires ; de se dire que ça peut toujours servir ; de racheter des choses qu’elles ont, mais qu’elles ne trouvent pas lorsqu’elles en ont besoin, etc. Puis, les placards deviennent pleins, les personnes ont le sentiment d’être envahies d’objets et ne savent plus par quel bout commencer. Il n’est alors pas rare qu’elles ne se sentent pas bien chez elles, encombrées dans leurs espaces physiques et mentaux.
Le sujet de l’encombrement est moins anecdotique qu’il n’y paraît. Le magazine Geo annonce d’ailleurs, en décembre 2016, parmi « Les grands défis de demain », apprendre à faire le tri pour vaincre l’hyperconsommation : « dans ce monde livré au désordre et au chaos, commençons par nous alléger de ce qui nous encombre ».
De nombreux essais plébiscitent le rangement, l’allègement, le peu, la légèreté. Le phénomène « Marie Kondo » a notamment permis de faire connaître un métier qui l’est encore peu en France : les home organisers (organisateurs de maison).
Ces professionnels vendent une prestation pour accompagner les personnes dans le désencombrement et la réorganisation de leurs espaces de vie. Un coach en rangement fait un diagnostic des lieux, aide, guide les personnes dans leurs prises de décision pour désencombrer, propose des solutions pour ranger, aménager un espace afin de vivre dans un lieu dans lequel elles se sentent mieux, voire bien. Or, pour aider les personnes à réinvestir un lieu de vie, il est nécessaire de débarrasser l’excédent, ce qui questionne la problématique du gaspillage, question non traitée par les quelques travaux académiques sur ce thème. Ces derniers ont mobilisé des concepts en psychologie, voire en anthropologie, pour expliquer comment les home organisers créent une distance aux objets.
[…] Formés ou non à la méthode KonMarie (de Marie Kondo), les professionnels du rangement recourent globalement à la même technique : rassembler des objets par catégorie, ce qui déclenche, chez les clients, la prise de conscience de « tout » ce qu’ils possèdent. La théorie de la distance psychologique et des niveaux de représentation enseigne à ce titre que plus un objet est situé loin de son possesseur, plus ce dernier en a une représentation abstraite, ce qui conduit à ne pas le percevoir comme du gaspillage. Les rassembler vers soi permet d’avoir une représentation plus concrète de ce que l’on possède, de ce qui est utile et inutile, de ce qui met en joie ou non.
La notion de gaspillage émerge ainsi du questionnement de la relation aux objets et la quantité accumulée : pourquoi sont-ils là ? sont-ils utiles ? En ont-ils besoin ? Comment les ont-ils acquis ? Est-ce qu’ils les aiment (ou, comme le dit Marie Kondo, est-ce qu’ils leur apportent de la joie ?). Ce questionnement, absent de la plupart des actes d’achat, est réintroduit par un home organiser […] C’est donc une éducation à la réduction du gaspillage que les home organisers dispensent implicitement sans pour autant être culpabilisateurs.
Texte de Valérie Guillard
La sobriété, une ambition encore lointaine ?
Les Français sont sensibilisés aux questions environnementales. Ils ont de plus en plus conscience des enjeux entourant la durée de vie des objets, mais ils conservent aujourd’hui, en grande majorité, des modes de vie où la consommation est majoritairement associée au plaisir. S’ils recourent plus souvent à l’acquisition de produits d’occasion, c’est davantage dans une perspective de consommation et d’achat « malin » que de véritable changement de rapport aux objets et à la possession.
Pour concilier leurs préoccupations environnementales et leur désir de consommer, ils fondent leurs espoirs d’une part sur le progrès technique et d’autre part sur un effort plus important du côté des industriels, par exemple en limitant l’obsolescence programmée, des grandes surfaces et de l’État.
Pour les Français, la réduction du gaspillage d’objets se traduirait ainsi par la fabrication d’objets plus durables à travers des processus de production plus performants et mieux réglementés, et par une moindre incitation à l’achat « inédit » de la part des revendeurs. Leurs propres pratiques restent moins remises en cause à l’égard des objets qu’elles ne le sont en matière de gaspillage de ressources et viennent encore souvent nourrir une volonté de consommer plus plutôt que de consommer mieux ou moins.
Texte de Sandra Hoibian, directrice du pôle Evaluation et société du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc), et Lucie Brice Mansencal, chargée d’études et de recherche au Credoc.
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