Publié le 9 février 2019
Alors que l’urgence environnementale est chaque jour plus manifeste, le philosophe Serge Audier analyse dans “l’Age productiviste” le poids de cette doctrine dans le cours de l’histoire. Une lecture éclairante.
Source: Marianne Magazine 8 Fevrier 2019 par PHILIPPE PETIT
Que faire pour enrayer la destruction des conditions de vie sur Terre ? La question est sur toutes les lèvres et les intellectuels ne sont pas en reste pour tenter d’y répondre. Dernier en date à s’y essayer : Serge Audier. Il est né en 1970. C’est un flibustier, un têtu, une tête froide, un obstiné. Disciple du philosophe Cornelius Castoriadis (1922-1997), un des fondateurs du groupe Socialisme ou barbarie, il apprécie les grandes largeurs. Pour ne pas étouffer dans l’Hexagone, il prend l’air avec des penseurs influents de divers pays d’Europe, d’Amérique du Nord, de Russie, et respire le vent de la grande histoire. C’est un cosmopolite. Son viatique ? La solidarité et le respect de la nature. C’est un de nos meilleurs spécialistes du solidarisme républicain. Celles et ceux qui s’aventureront dans son dernier ouvrage – l’Age productiviste – découvriront l’érudition savante, jamais ennuyeuse, dont il fait preuve. Son obsession ? Refonder « la gauche » sur des bases écologiques. Il n’est pas le seul en lice. Mais il est l’un des plus pertinents. Et il a un avantage. Il connaît bien les libéraux. Il ne les méprise pas. Sauf quand ils exagèrent, et se présentent sans vergogne comme des néolibéraux. Il connaît aussi parfaitement les marxistes de toutes nationalités et les progressistes américains.
Voilà pour la présentation. Inutile de continuer. N’étaient les louanges, il est gratifiant de lire Serge Audier. Le conflit ne l’effraie pas. Il a l’art de désigner les champs de tension, les ambiguïtés, les ambivalences de la discussion publique. Les sournoiseries et les affirmations à l’emporte-pièce. En sa compagnie, le pire n’est pas toujours sûr : il y a une autre fin du monde possible. Alors, vite, plongez toutes affaires cessantes dans l’Age productiviste. Quel livre ! Non seulement par son volume, près de 800 pages, mais parce qu’il remet le lecteur dans la voie, aurait dit Bouddha, d’ « une prise de sol », qui emporte souvent l’adhésion.
Occasions manquées
Pourquoi souvent ? Parce qu’aucun auteur ne peut à lui seul avoir la solution. Nous en sommes au stade de la description matérielle, comme dirait Bruno Latour. Tout le monde a des problèmes de chaudière et d’isolation thermique. Mais tout le monde ne parle pas de sa chaudière de la même manière. Aussi, si par occasion on en vient à parler d’énergie, il convient de préciser le tir et d’expliquer ses intérêts. C’est pareil pour les pesticides. Comment faire pour que des générations entières de paysans nourris au lait du nitrate de chaux, de l’azote, de la potasse d’Alsace, après 1914, du glyphosate aujourd’hui, se convertissent à l’agriculture biologique ? Et que, dans la foulée, les espèces menacées se relèvent de leur disparition programmée. Qui viendra pleurer sur la tombe du traquet rieur, alors que 32 % des oiseaux ont disparu de l’Hexagone. Comment faire pour éviter l’effondrement de la biodiversité et du réchauffement climatique ? Qui s’emparera de l’inquiétante accumulation de déchets toxiques ? De la pollution ? Qui se lèvera pour enrayer la casse ? Les « gilets jaunes », vous, moi ? Le collectif Unis pour le climat, créé en septembre 2018 ? La jeune icône suédoise Greta Thunberg ? On verra. L’avenir dure longtemps. Et, surtout, le mal vient de plus loin.
Car, depuis que la question écologique occupe les esprits et fait fondre les coeurs, on ne compte plus les occasions manquées. Cela est d’autant plus surprenant que, dès le début du XIXe siècle, on trouve « des scientifiques et des réformistes sociaux conscients de la dégradation environnementale », souligne Serge Audier, qui rétablit une manière de justice envers les précurseurs de l’écologie politique. Ils ont du mérite, tant le prométhéisme technologique, la fascination pour l’industrie, l’hostilité envers la nature, sont des penchants qui furent partagés par la plupart des socialistes français, d’Etienne Cabet (1788-1856) à Jean Jaurès compris. Sans compter que l’antiécologisme se retrouve aussi bien chez Karl Marx – avec des nuances – que chez Friedrich Hayek (1899-1992), le père
incontesté du free market et de la mondialisation heureuse. Les quelques voix qui se sont opposées à cet enthousiasme destructeur, tels Victor Hugo et George Sand, le géographe communard Elisée Reclus (1830-1905), et plus tard Rosa Luxemburg, furent réduites au silence partiel. N’était pour leur compassion pour les animaux – la militante spartakiste du fond de sa prison regrettait déjà la disparition des oiseaux en Allemagne –, ils ne furent pas, avant les années 30, sous la houlette de Jean Giono, puis durant la contestation des années 60-70, considérés comme de véritables précurseurs de la critique raisonnée du productivisme.
Parier sur “la vie bonne”
Pourquoi ce mot ? Parce qu’il est, selon l’auteur, un symptôme de ce déni des risques écologiques et qu’il permet d’appréhender à nouveaux frais les causes de l’échec écologique. Il connaît une certaine diffusion à partir de 1900, sous la plume d’un entrepreneur belge apprécié de Clemenceau. Mais il est repris en France par nombre d’esprits après la guerre de 1914 et se retrouve en Russie, porté par des artistes, au début du régime bolchevique. Il sera le mot fétiche de Ford et de Mussolini. Au point de devenir la bête noire de ses détracteurs « conservateurs » ou « antimodernes » – opposés à la fois au bolchevisme et à l’américanisme –, durant les années 30, et surtout à partir des années 60, avec les figures, l’une oubliée, de Pierre Kende, né en 1927, qui officiait à la revue Esprit, et l’autre plus en vue, celle du prêtre défroqué Ivan Illich (1926-2002). Preuve que « productivisme », qui désigne la part aveugle de l’industrie, est, comme le mot « progrès », un révélateur des contradictions internes au capitalisme sauvage et au communisme réel, voire au postcommunisme, si l’on en croit les batailles antiécologiques menées par Vaclav Klaus, du temps où celuici, de 2003 à 2013, était président de la République tchèque. On s’en doute, Serge Audier ne sacrifie en rien à cette idole ; il préfère pour « la cité écologique » de demain, parier pour « la vie bonne », et reformuler de fond en comble l’idée de progrès et de « bien-être », qu’il parvient à extraire de sa gangue individualiste. Il n’est pas opposé en soi à l’industrie, pas plus qu’il ne l’est à la production de biens ou de marchandises, il conteste simplement l’hégémonie de l’industrie. Il la conteste, tel Stendhal en son temps, lorsque celui-ci publia en 1825 son pamphlet : D’un nouveau complot contre les industriels. De même qu’il conteste l’économisme sous toutes ses formes.
Pluraliste dans l’âme, il considère l’histoire intellectuelle comme un champ de bataille dont on ignore trop souvent les combattants. L’histoire est, pour lui, une suite de recouvrements, de possibles non aboutis. Les exhumer ne résout pas tout mais permet de relancer les dés. S’agissant de l’impasse écologique, une main les secoue, c’est à coup sûr celle du productivisme. Celui-là a cours encore de nos jours, dans la loi d’orientation agricole comme dans la façon dont nous mesurons la croissance ou le PIB. D’où vientil ? Quel fut son cheminement ? On l’oublie parfois, l’économie, la science de la rationalité économique, n’a aucune norme à prescrire contre la destruction de la planète. Elle peut favoriser, par exemple, des relais de croissance, via la croissance verte, accompagner les mutations technologiques, mais ce n’est pas à elle de se prononcer sur la politique écologique.
Schizophrénie
Afin de la faire advenir, il ne faut pas se contenter de crier au loup ! « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. » La formule du président Jacques Chirac, le 2 septembre 2012, ayant fait florès, d’autres ont suivi. L’alerte des scientifiques est devenue permanente. Cela n’a pas
SERGE AUDIER N’EST PAS OPPOSé à L’INDUSTRIE, PAS PLUS QU’IL NE L’EST à LA PRODUCTION DE BIENS OU DE MARCHANDISES, IL CONTESTE SIMPLEMENT L’HéGéMONIE DE L’INDUSTRIE.
retenu Nicolas Hulot sur sa chaise de ministre. Et nous de suffoquer durant l’été 2018. Avant la fin du monde, il faut survivre, sous le poids d’injonctions contradictoires, nous sommant d’acheter le dernier modèle de voiture et de laisser tomber la bagnole, de partir sur les îles et d’éviter l’avion. Les 150 jets privés à Davos sont autorisés. Il faut se préparer à la transition écologique et, dixit le président de la République, dans la Drôme, le mois dernier : « faire redémarrer le moteur de la production ». Il y a plus important, selon l’auteur, que ces postures schizophréniques : comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là.
Pour y parvenir, Serge Audier est la bonne bouée. Il est cohérent avant d’être partisan. Il ne parle pas à la place des autres. Il analyse avec finesse les percées et les échecs répétés de la gauche, libertaire, socialiste, communiste ; il décortique les délires anti-environnementalistes des néolibéraux. Traversant l’Atlantique afin de faire résonner la différence à l’aube du XXe siècle entre le progressisme américain et la révolution russe, plongeant dans la tourmente des années 30 qui vit poindre les pre- mières réactions contre le modernisme outrancier, il décortique les attendus du Club de Rome (1972), s’en prenant aux limites de la croissance, conduit par Aurelio Peccei (1908-1984), un dirigeant historique de Fiat contestant l’hégémonie de l’automobile individuelle ! Il prend acte, en bout de course, des échecs et des promesses de l’altermondialisme. En un mot, il démarre avec l’industrialiste SaintSimon (1760-1825) et le romancier Jules Verne et finit sa course avec Donald Trump.
Relire Hugo, Verne, Marx
Ah ! La chronologie, quel bonheur ! Si nous pouvions la rétablir à l’école et dans les journaux, pas seulement les jours de commémoration, cela permettrait de s’y retrouver. De pouvoir évoquer ses déchets, tout en gardant à l’esprit les diatribes du grand Victor Hugo, dans les Misérables (1862), contre la terre appauvrie et l’eau empestée. Cela permettrait de relire Jules Verne à l’aune de ses propres bifurcations, lui qui est passé d’un optimisme technologique frôlant l’apologie de la start-up nation à une vision moins euphorique de la ville industrielle, dans un roman passé sous les boisseaux : les Cinq Cents Millions de la bégum (1879). Cela permettrait de relire Marx, sans a priori, et de mieux saisir sa fascination pour la bourgeoisie productiviste en même temps – pardon – que son inquiétude devant la destruction des forêts. Cela permettrait de mieux saisir l’esprit du communisme, à sa naissance, capable de s’interroger sur l’épuisement capitaliste de la terre, tout en promouvant son dépassement par la croyance en une gestion rationnelle de la nature à l’âge communiste.
Mais cela permettrait aussi de se mettre à la place du président Roosevelt et de revêtir l’habit d’un militant du New Deal vert, de prendre la mesure des inquiétudes d’un dirigeant éclairé lorsque le monde s’écroule ou court à sa perte. Je connais peu d’auteurs, aujourd’hui, qui soient capables de superposer ainsi les époques, de construire une telle généalogie intellectuelle. Un auteur capable de disséquer les conspirations néolibérales, fomentées par les antiécologistes de la Société du Mont-Pèlerin, ce cénacle néolibéral qui vit le jour en 1947 et inspira Raymond Barre ; un auteur qui vous parle des « provos » d’Amsterdam de 1968, des anarchistes écologistes américains, du philosophe écolo-marxiste André Gorz (1923-2007) et de son ami, l’immense syndicaliste italien Bruno Trentin (1926-2007). Non, je n’en connais pas. Et s’il fallait élire à côté de certains voyants quelque visionnaire du passé, qui a, sur notre époque, un point de vue nuancé et ferme, j’opterais pour Serge Audier, qui a passé dix ans à écrire ce livre. J’opterais pour ce qui permet de prendre acte des échecs et des bévues des utopistes de la sauvegarde de notre monde. Et je dirais qu’il faut lire l’Age productiviste de toute urgence si nous désirons de toutes nos forces lutter contre le capitalisme destructeur, imaginer qu’une autre fin du monde est possible… L’Age productiviste. Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, de Serge Audier, La Découverte, 967 p., 29 €.
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