Publié le 28 juillet 2019
Ils étaient une dizaine. Désormais, ils sont une vingtaine d’enfants du nord de l’Aude à présenter des taux de métalloïde plus élevés que la moyenne. Pour les habitants de cette zone polluée à l’arsenic par l’exploitation d’une mine d’or fermée en 2004, la réaction des autorités n’est pas à la hauteur.(source: Marianne: 26/07/2019)
« On n’est pas riches, ici, mais on n’est pas bêtes non plus. On a Internet. On voit ce que peut faire l’arsenic à notre corps », lance une jeune femme tassée sur sa chaise. En ce mardi de juillet, dans la salle des Congrès de la mairie de Trèbes, l’ambiance est électrique. Une trentaine d’habitants de la petite ville de l’Aude sont réunis pour une séance de questions-réponses avec l’agence régionale de santé et le centre antipoison. Ni leurs conseils pour limiter l’exposition des populations à l’arsenic, ni l’assurance d’une surveillance sanitaire étendue aux enfants de moins de 11 ans ne semblent apaiser l’auditoire : « Depuis la crue, on ne peut plus cultiver nos jardins. Ils sont bourrés d’arsenic. Quelles sont vos solutions ? “Ne mangez pas vos légumes” ? Arrêtez de nous prendre pour des idiots ! ».
L’inquiétude est légitime. En juin, après la découverte de taux élevés dans l’école de Lastours, des familles font réaliser des analyses d’urine de leurs enfants. Celles-là révèlent chez trois d’entre eux des niveaux d’arsenic supérieurs à ceux de la population adulte, fixée à 9 µg/g de créatinine par l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS). Selon nos informations, en juillet, à l’école de Conques-sur-Orbiel, une commune voisine, sur 23 enfants soumis à des analyses, 13 présentent des taux compris entre 11 et 16 µg/g de créatinine. En tout, ils seraient une vingtaine dans le département.
LA CRUE DE 2018 A EMPIRÉ LES CHOSES
Ces résultats préoccupants seraient liés à la crue dévastatrice qui a frappé Trèbes et les communes des environs le 15 octobre 2018. Cette nuit-là, l’équivalent de quatre mois de pluies s’abat sur le nord du département. Bilan : 14 morts, 75 blessés. Dans cette ville déjà marquée par l’attentat du Super U quelques mois plus tôt, la solidarité est au rendez-vous. Des bénévoles affluent pour aider les sinistrés. Personne alors ne pense aux sédiments pollués de la mine d’or de Salsigne, quelques kilomètres plus haut, charriés par la rivière l’Orbiel. « Ils étaient sans gants, sans masque, sans rien ! On n’a pas parlé de pollution, ni d’arsenic. On ne leur a rien dit, même pas merci ! » s’exclame un autre habitant.
Invisible, le mal s’est pourtant infiltré dans les recoins perdus de la Montagne Noire, avec ses maisons lovées entre vignobles et châteaux cathares, à moins de quarante minutes de Carcassonne. « Vous voyez cette colline ? Là, il y avait la plus haute cheminée d’Europe. Ici, une usine. Plus loin, les maisons des mineurs. » Un brin essoufflé, Frédéric Ogé, ex-chercheur au CNRS, gravit la pente d’un des nombreux reliefs qui sculptent le paysage. Aujourd’hui, seules trois maisons, le chevalement en ferraille d’un puits et la carrière à ciel ouvert témoignent du passé minier de la vallée. Depuis la découverte de filons d’or dans son sous-sol à la fin du XIXe siècle, la mine de Salsigne a produit plus de 150 t d’or, faisant vivre jusqu’à 1 500 personnes au plus fort de son exploitation, dans les années 50. Son arrêt, en 2004, faute de rentabilité, a été un traumatisme pour la région.
« Quand elle s’est arrêtée, ils ont enseveli l’ensemble des installations », se souvient Frédéric Ogé. A ses côtés, Robert Montané, ancien délégué mineur, contemple avec amertume le panorama. Les deux hommes partagent une amitié singulière, de celles nouées autour d’une obsession mutuelle : la pollution de la vallée. Car on ne devient pas la plus grande mine d’or d’Europe occidentale sans en faire payer le prix aux hommes et à la terre, l’extraction de l’or imposant de le séparer des autres composants auxquels il est associé dans la nature, comme l’arsenic ou le soufre. C’est ici que la légende noire de Salsigne prend toute sa dimension : la dernière mine d’or en activité en France fut aussi le premier producteur mondial d’arsenic, utilisé dans la fabrication du verre et des gaz de combat.
« Ils ont joué aux apprentis sorciers. »
Un arsenic qui n’a pas seulement tué dans des guerres lointaines. Depuis son entrée à la mine, en 1975, Montané a vu ses collègues s’éteindre les uns après les autres. Les maladies professionnelles des mineurs de la région, majoritairement des cancers du poumon, dues à l’inhalation du poison, sont reconnues au début des années 80 grâce notamment au travail du toxicologue Henri Pézerat (par qui arriva le scandale de l’amiante). La mine n’empoisonne pas que les hommes qu’elle avale. A partir de 1991, le site est racheté par des repreneurs australiens. Son four devient un incinérateur de déchets venant du monde entier : piles au lithium, décodeurs Canal +, matériel médical… Montané affirme même avoir vu passer des « déchets militaires ». Des études menées en 1998 montrent que le nombre de cancers dans la zone est supérieur de 10% à la moyenne établie sur une zone test du département.
« Ils ont joué aux apprentis sorciers », affirme, soucieux, Max Brail. Elu depuis plus de vingt ans à la mairie de Lastours (165 âmes), il fut aussi agent de maîtrise à l’usine de Salsigne. En 1995, il en est licencié pour « faute lourde et diffamation envers l’entreprise ». Tout ça pour avoir dénoncé, dans le quotidien local, la pollution provoquée par l’usine. « Quand les Australiens sont partis, l’État devait réhabiliter le site. Il n’y a pas eu de réelle dépollution »,soupire-t-il.
1,2 MILLION DE TONNES DE DÉCHETS TOXIQUES ENFOUIS
De fait, en dépit de travaux réalisés entre 1999 et 2005, les montagnes de déchets enfouis sont toujours là. « Cette colline, c’est en réalité un stockage qui regroupe près de 10,5 millions de tonnes de déchets, dont 500 000 tonnes de produits toxiques », indique Frédéric Ogé. La main en visière pour se protéger du soleil, il désigne une autre butte : « Celle-ci, haute de plus de 70 m ? C’était une vallée. Maintenant, ce sont 2,5 millions de tonnes de résidus et 500 000 autres tonnes de déchets toxiques, dont l’étanchéité a même été remise en cause par le Bureau de recherches géologiques et minières [organisme public chargé, entre autres, de la prévention des risques miniers] ». Selon ses calculs, 1,2 million de tonnes de déchets toxiques seraient enfouis sur les 200 km 2 de la division minière.
Il y a aussi cet arsenic déposé, parfois pur, à flanc de colline, par les mineurs, au tournant des années 30. Il est encore visible, formant une plaque blanche sur un versant de Nartau, près de Lastours et Mas-Cabardès. Alertée, la préfecture assure à Marianne que le BRGM, responsable du site, réalisera cet été des « travaux de renforcement de la signalétique » pour en interdire l’accès. Mais, pour le chercheur, « il faudrait un retrait pur et simple ».
D’autant que la crue d’octobre 2018 a disséminé le problème, qui n’est désormais plus confiné aux abords de l’ancienne mine. Lessivés par la pluie, des déchets ont pu se retrouver dans l’Orbiel et ses affluents. En avril dernier, avant que les parents d’élèves ne fassent contrôler l’état de santé de leurs enfants, le maire de Lastours a d’ailleurs fermé l’école. Avec l’aide notamment de Philippe Behra, chercheur indépendant, et de ses collègues de l’université de Toulouse, il réalise des analyses de la cour de récréation. Ce professeur des universités à l’Institut national polytechnique de Toulouse, qui avait déjà établi dans la Dépêche du Midi que deux cours d’eau de la vallée étaient chargés d’arsenic après les inondations, découvre alors des concentrations à « des taux faramineux ». « J’ai aussitôt prévenu les parents,explique Max Brail. On a fait décaisser la cour de l’école et nous avons tout goudronné. On limite le risque de contamination : à la prochaine inondation, il suffira de nettoyer ». L’élu a néanmoins conscience de ne pas avoir calmé toutes les inquiétudes.
« Une ligne rouge a été franchie : on a touché à nos enfants. »
« Quand on s’est installés ici, on n’imaginait pas une chose pareille », confie Cindy Morel, encore choquée. A ses côtés, son mari, Denis, lui-même victime de l’amiante, regarde avec amertume à travers la fenêtre la colline verdoyante. Il y a cinq ans, le couple a emménagé à Mas-Cabardès : « C’est tellement beau. On ne pouvait pas deviner… » Aujourd’hui, leurs deux fils, Benoît, 9 ans, et Lucas, 7 ans, scolarisés à Lastours, font partie des contaminés à l’arsenic. Et leur paisible maison est devenue le lieu de toutes les angoisses. « Le plus petit a mal au ventre. Il est nerveux, fatigué, décrit Denis. Il a des plaques rouges sur la nuque. On a même dû appeler les pompiers ! » Les Morel appréhendent la rentrée prochaine, en dépit des travaux réalisés par la mairie. « L’école est située à quelques kilomètres de la plaque d’arsenic de Nartau. C’est une région venteuse, les poussières peuvent voler dans tous les sens. Et nous ne parvenons pas à changer les petits d’école ! ».
Sans parler des sources d’eau. Les Morel assurent n’avoir jamais consommé celle du village, au contraire de beaucoup d’habitants. Ils ont bien fait. De nouvelles analyses récemment menées par Behra ont prouvé que son taux d’arsenic naturel dépassait les 10 µg/l. « Soit une eau qu’il ne faut surtout pas boire », insiste le chercheur. Des résultats dont la cause, naturelle ou non, demande encore à être éclaircie par des mesures réalisées par le BRGM, auxquelles prend part le scientifique. Ces dernières devraient être rendues publiques mi-septembre.
Reste que quinze ans après la supposée réhabilitation du site la population est en colère contre les autorités, qui multiplient les recommandations sanitaires : nettoyer fréquemment les sols des maisons, se laver les mains après avoir travaillé ou joué à l’extérieur, ne pas manger de salade de son jardin… « Regardez ce qu’il s’est passé avec Notre-Dame : ils ont ouvert tout de suite une enquête pour une possible intoxication au plomb des écoles. Nous, ça fait plus d’un siècle que ça dure, et quoi ? » s’impatiente le maire, qui a son idée sur les raisons de cette inaction : « On est un département rural, l’avant-dernier au niveau des résultats économiques, les autorités sont terrifiées à l’idée qu’on abîme le tourisme en parlant de pollution ». Les parents d’élèves des écoles de Conques-sur-Orbiel et Lastours ont lancé une pétition pour demander l’ouverture à la rentrée d’une école sur un site non pollué. L’hypothèse d’une plainte contre X pour empoisonnement est même évoquée par certains, pas découragés par une première déjà déposée en 2005 qui n’a jamais abouti. Cette fois, rugit un habitant, « une ligne rouge a été franchie : on a touché à nos enfants ».
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