Publié le 4 mars 2019
De l’alimentation aux vêtements, en passant par les médicaments, l’ameublement, les cosmétiques, les jouets ou les matériaux de construction, les molécules toxiques sont partout. Loin de s’inverser, ce processus porté par la mondialisation s’est amplifié dans la jungle des règlements européens. Enquête de Thomas Rabino pour Marianne.
Citoyens intoxiqués dans tous les sens du terme, pouvoirs publics timorés, voire complices, et industriels triomphants : tels sont les acteurs du drame qui se joue sous nos yeux depuis plus d’un siècle. « On entend souvent que des scandales comme celui du Mediator ou du glyphosate relèvent de l’exception. Rien n’est plus faux », déclare ainsi Henri Boullier à Marianne. De fait, pas un mois ne s’écoule sans qu’une nouvelle affaire éclate : « Couches bébé, encore trop de résidus toxiques », titrait récemment 60 millions de consommateurs, qui révélait peu après la présence de pesticides dans une grande variété de pains. Même cri d’alarme à propos d’une liste interminable d’additifs alimentaires, de serviettes hygiéniques et même de préservatifs…
Dans son livre, Henri Boullier lève en effet le voile sur une aberration : chaque année, des substances officiellement reconnues comme toxiques sont commercialisées par centaines de millions de tonnes. Dans le lot, des cancérogènes « suspectés », « présumés », « avérés », « possibles », « probables » ou « certains » voisinent avec des allergènes, mutagènes et autres perturbateurs endocriniens répertoriés dans une novlangue administrative des plus absconses.
Au total, plus de 140 000 molécules de synthèse entrent en jeu dans la fabrication de différents produits industriels. C’est précisément pour recenser ces molécules – longtemps écoulées sans réel contrôle – et afin d’encadrer leur commercialisation que l’Union européenne édictait en 2006 le règlement Reach (« Enregistrement, évaluation, autorisation et restriction des produits chimiques »). Son fonctionnement impose aux industriels une procédure d’« enregistrement » de leurs molécules, dont ils sont tenus de fournir des données scientifiques précises, donnant accès à une procédure d’« autorisation » qui, paradoxalement, est censée déboucher sur leur interdiction. « Reach est un règlement de l’Union européenne adopté pour mieux protéger la santé humaine et l’environnement contre les risques liés aux substances chimiques, tout en favorisant la compétitivité de l’industrie chimique de l’UE », informe le site Internet de l’Agence européenne des produits chimiques (Echa). Celle-là délivre ainsi des dérogations, bien souvent au titre d’une « compétitivité des entreprises » qui prime sur toute autre considération.
PERTURBATEURS ENDOCRINIENS
L’exemple du DEHP est emblématique : ce phtalate synthétisé voià près d’un siècle a été identifié comme « toxique » depuis les années 60, avant de figurer sur la liste des « cancérogènes probables » ou « possibles », puis d’être classé comme perturbateur endocrinien au début des années 2000. Or, on le retrouve dans l’emballage de volailles, du beurre, des produits laitiers, de fruits, d’œufs ou de boissons. Sans oublier de nombreux produits en PVC souple, « comme les rideaux de douche, les jouets, les câbles électriques, les revêtements de plancher en vinyle, mais aussi dans les poches à sang, les équipements de dialyse, ou encore les sex-toys », précise Henri Boullier. Le DEHP est toujours produit en abondance. l’un de ses plus gros fabricants, le groupe français Arkema, aurait selon Henri Boullier « obtenu l’autorisation d’utiliser cette molécue (…) pendant quatre années supplémentaires, renouvelables». Mais selon Gilles Galinier, vice-président de la communication d’Arkema, la production serait stoppée depuis 2015.
« Le DEHP est en cours de réévaluation, nous répond l’Autorité européenne de la sécurité des aliments (Efsa). Nos conclusions seront transmises à la Commission européenne, qui pourra prononcer une interdiction. » Il est donc possible que ce phtalate poursuive sa carrière séculaire encore longtemps. « La dérogation accordée par Reach est temporaire (de deux à douze ans), et éventuellement renouvelable », déclare à Marianne Henri Bastos, adjoint à la direction de l’évaluation des risques de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). « Les industriels doivent cependant prouver qu’ ils maîtrisent les risques tout en cherchant des solutions alternatives à ces molécules dites “préoccupantes” », ajoute-t-il. Une autre voie existe pour déroger à l’interdiction. « Montrer que les bénéfices socio-économiques l’emportent sur le risque sanitaire », explique Henri Bastos. En clair, le chantage à l’emploi.
« Le cas du DEHP n’est pas isolé », s’inquiète Henri Boullier. Logique, dans la mesure où la légalisation des molécules toxiques profite d’une large opacité. « Un tiers des substances chimiques présentes sur le marché ne sont pas en règle, et on ignore encore la qualité des données soumises aux autorités pour 95 % d’entre elles », martèle le chercheur. Et quand leur nocivité ne laisse aucune place au doute, les reculades sont fréquentes : dès 2006, le colorant alimentaire qu’est le dioxyde de titane (E171), appartenant à la famille des nanoparticules, était jugé « probablement cancérogène » par le Centre international de recherche sur le cancer. « L’Anses a d’ailleurs recommandé d’éviter le recours aux nanomatériaux », rappelle le Pr Gérard Lasfargues, directeur général délégué de l’agence. A l’automne dernier, l’Assemblée nationale optait donc pour son retrait. Mais Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, refusait de signer un arrêté de suspension en invoquant des « évaluations différentes », avant de faire marche arrière face au tollé.
« CANCÉROGÈNES POSSIBLES »
D‘autres additifs controversés, parmi les 320 autorisés en Europe, sont pourtant loin de disparaître. Citons par exemple l’aspartame (E951), substitut du sucre présent dans plus de 6 000 produits, que plusieurs études rangent dans la catégorie des « cancérogènes possibles » ; ou encore les sels nitrités (E249-E250), déclarés « cancérogène » par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) mais présents dans la quasi-totalité de la charcuterie industrielle – même si des poids-lourds du secteur, comme Herta et Fleury-Michon, ont décidé de s’en passer. Dans un cas comme dans l’autre, l’Efsa a récemment « procédé à des réévaluations », qui ont conclu à leur innocuité « à de faibles doses ».
Sans tenir vraiment compte d’un impact sur le long terme, ou d’un possible effet cocktail. On retrouve de surcroît certains additifs potentiellement dangereux pour la santé dans de nombreux… médicaments, ainsi que dans une large majorité de vêtements, comme le démontrait Greenpeace dans un rapport titré « Les dessous toxiques de la mode » publié en 2012. Concernés au premier chef par ces problématiques, les ministères de la Santé et de la Transition écologique n’ont pas donné suite aux sollicitations de Marianne.
LE LONG TRAVAIL DE SAPE DES LOBBIES
« C’est l’Efsa qui procède à des évaluations, et l’information est donnée au consommateur pour qu’il adapte ses comportements », estime Henri Bastos, de l’Anses. Pas aussi simple : pour Stéphane Horel, auteur de Lobbytomie (La Découverte), le lobbying industriel brouille les cartes. « La capture de la décision publique a été réalisée depuis plusieurs décennies, juge la journaliste. De l’amiante aux pesticides comme le glyphosate, en passant par le plomb ou le tabac, les industriels ont mis en place depuis très longtemps la “manufacture du doute”, destinée à ôter tout crédit aux recherches révélant la dangerosité de leurs produits par le biais d’études “scientifiques” dont les chercheurs nagent en plein conflit d’intérêts, constate-t-elle. En parallèle, ils ont développé des stratégies pour peser sur l’écriture des lois. » Comme pendant la gestation de Reach, qui s’est accompagnée, selon Henri Boullier, d’une « mobilisation industrielle massive »ayant abouti à un abaissement des normes de sécurité initialement prévues, ainsi qu’à l’exclusion de molécules pourtant suspectes du champ d’application du règlement.
Cerise sur le gâteau, les accords de libre-échange noués par l’Union européenne ont poussé les rédacteurs de Reach à minorer davantage leur niveau d’exigence vis-à-vis des biens de consommation importés. « Le département du Commerce américain a en effet menacé de poursuivre les autorités européennes devant l’Organisation mondiale du commerce, dans la mesure où les dispositions de Reach pouvaient constituer une barrière technique au commerce »,explique Henri Boullier. La conséquence ? « Les asymétries entre les autorités et les entreprises ont été institutionnalisées », écrit le chercheur, qui pointe « un désengagement des Etats sans précédent ». Pour l’universitaire et philosophe Yves Charles Zarka, spécialiste du processus démocratique et dont la revue Cités (PUF) consacre son dernier numéro à l’écologie et à la décision politique, c’est bien là que se situe le nœud du problème. « L’urgence politique est aveugle. On fait semblant d’agir alors que les dangers sont connus, mais la plupart des décisions sont différées face à l’hégémonie de l’économie »,souffle-t-il à Marianne.
APPLICATION YUKA
Face au recul du politique, une réaction citoyenne semble néanmoins perceptible comme l’attestent les 250 000 exemplaires vendus du livre Additifs alimentaires, danger !, de Corinne Gouget, adversaire résolue de la malbouffe qui signait là le « guide indispensable pour ne plus vous empoisonner » (éd. Chariot d’or). Les 5 millions de Français adeptes de l’application Yuka participent à une même pratique : scanner le code-barres d’un produit alimentaire ou cosmétique à l’aide de son smartphone permet de connaître la composition et les éventuels dangers liés à la présence d’additifs, répertoriés dans une base de données constituée par les utilisateurs ou des industriels enclins à jouer le jeu. « C’est pour aller plus loin que nous développons, avec un comité scientifique, une plate-forme de données baptisée »Num-Alim », qui sera mise à la disposition d’applications comme Yuka, promet Richard Girardot, président de l’Association nationale des industries agro-alimentaires.
Le consommateur disposera ainsi d’informations sur la traçabilité des produits, leurs procédés de fabrication ou la présence d’OGM. » Des précisions qui, justement, font défaut à Yuka. « Num-Alim va dans le sens d’une plus grande transparence », s’enthousiasme ainsi Julie Chapon, cofondatrice de Yuka. Cette « transparence » a d’ailleurs incité l’Etat à financer la moitié des 6 millions d’euros nécessaires à la conception de Num-Alim.
Au fond, c’est bien la mise en place d’une véritable éducation alimentaire et écologique, délivrée dans un cadre scolaire, qui apparaît comme une nécessité absolue. Un enjeu de santé publique porté par Marianne depuis plus de vingt ans.
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