Santé-Ecologie
Publié le 21 janvier 2020
On oublie souvent que la SNCF, deuxième propriétaire foncier du pays, est très gourmande en pesticides. Alors que 64.000 km de rails sont potentiellement concernés, des riverains se mobilisent. ( Marianne du 17/01/2020 )
Opération Attila, tel est le titre de ce documentaire tourné il y a vingt ans pour des passionnés du monde ferroviaire : on y voit des cheminots montrant fièrement leur « train désherbeur », une motrice des années 1950 poussant un wagon-citerne équipé de buses d’où jaillit un produit. « Derrière son passage, l’herbe ne repousse pas », s’enthousiasme une voix off, qui poursuit : « Après avoir ravagé 56 km linéaires de liseron, mais peut-être aussi de fraises des bois, le train rebroussera chemin. »
Les employés de la SNCF ne portent aucune protection pour faire face aux émanations de ce « puissant herbicide » destiné à éradiquer la végétation poussant entre les rails et sur les pistes attenantes. La recette de ce « copieux arrosage » ? Un pesticide ou un cocktail de produits phytosanitaires piochés parmi les 120 tonnes achetées chaque année par la SNCF, troisième utilisateur non agricole du pays de ce genre de joyeusetés. On y retrouve 38 à 40 tonnes de glyphosate, dispersées sur 40.000 ha par six trains désherbeurs à grand rendement (TDGR) et 26 trains désherbeurs régionaux modernisés, 40 camions-citernes, auxquels s’ajoute le matériel des sous-traitants. Réservé à un usage janvier 2020, le glyphosate doit quitter l’arsenal chimique de la SNCF en 2021. La ministre de la Transition écologique, Elisabeth Borne, a même récemment annoncé vouloir interdire « avant cet été » tous les « usages non agricoles » des pesticides qui sont déjà prohibés pour les collectivités et les particuliers.
Un jour, j’ai senti une forte odeur de produit chimique. J’étais au fond de mon jardin. A environ 5 m de ma haie, j’ai vu des hommes en combinaison, équipés de masques, qui aspergeaient les buissons et tout ce qui se trouvait autour d’eux.
En attendant, des personnes habitant en bordure des voies s’inquiètent des effets de l’épandage chimique sur leur santé, sur les nappes phréatiques et les cours d’eau. En septembre 2016, l’association Manche-Nature était contactée par des riverains de la ligne Caen-Rennes. Une campagne de débroussaillage avait eu lieu de nuit, laissant dans son sillage un couloir d’herbe et d’arbres brûlés ainsi qu’un fumet peu engageant. « Les jardins et les maisons proches de la voie ont pu être pollués », relève Philippe Scolan, membre de l’association.
EN TOUTE OPACIT
Une lettre ouverte à la SNCF a reçu une réponse qui se voulait rassurante, signée de la directrice territoriale SNCF Réseau : le pesticide débroussaillant 2D-P est « homologué ». Philippe Scolan persiste : « Personne n’a été prévenu et l’aspersion s’est faite à l’aveuglette, en hauteur, alors qu’il est recommandé par son fabricant de ne pas dépasser 1,5 m. Et le 2D-P contient une substance classée “cancérogène probable” par l’OMS, comme le glyphosate ! » Obtenu grâce à la Commission d’accès aux documents administratifs, l’extrait du registre d’épandage transmis par la SNCF est caviardé. On peut néanmoins y lire une liste de pesticides, comme le Pistol, produit par Bayer, sur lequel l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) avait rendu en février 2014 un avis défavorable, précisément dans le cadre du « désherbage des voies ferrées ».
Manche-Nature a porté plainte. Depuis mai 2018, l’indignation est similaire du côté de Saint-Cyr-sur-Loire, en Touraine, au cœur d’un espace naturel protégé. Là, une bande de végétation brûlée autour de la voie ferrée atteste d’un traitement lourd. Le feuillage des arbres est grillé sur plusieurs mètres. Brigitte Ballard, la soixantaine, témoigne : « J’ai commencé à voir les dégâts il y a un an. Un jour, j’ai senti une forte odeur de produit chimique. J’étais au fond de mon jardin. A environ 5 m de ma haie, j’ai vu des hommes en combinaison, équipés de masques, qui aspergeaient les buissons et tout ce qui se trouvait autour d’eux. » Cette fois, il s’agissait de sous-traitants de la SNCF. Ulcérée, Brigitte Ballard crée un collectif et met en ligne une pétition titrée « SNCF, arrêtez de déverser des produits chimiques le long des voies », signée par plus de 52.000 personnes.
Là encore, l’opération a été menée dans la plus grande opacité. Rappelons qu’un « accord de partenariat relatif à l’usage des herbicides sur les voies ferrées », signé et renouvelé depuis 2007 entre la SNCF et l’Etat, prévoit une « communication vers le grand public » . Un vœu pieux au regard du sort qu’a subi le potager de Lydie, à une vingtaine de kilomètres de là. « Avec l’accord de l’Office national des forêts et de la SNCF, j’avais planté des courgettes en contrebas du talus. Ça faisait office d’entretien, tout le monde y gagnait. Mais deux gars avec des masques impressionnants sont venus pour arroser le terrain d’un produit qui puait. » Ses légumes ont séché. L’opération s’est poursuivie 25 km plus loin, en face de chez Patricia Lange, retraitée et installée dans cet écrin de verdure depuis cinq ans. « Ça s’est passé à 10 m ! Tout a été ravagé ! », raconte-t-elle à Marianne, photos à l’appui. A cette distance, les « pollutions diffuses dues à l’usage des herbicides » que pointent des documents de la SNCF, ou les « dérives de pulvérisation » évoquées dans un rapport de l’Anses, présentent-elles un risque ? Au nom du principe de précaution, une soixantaine de communes, de Paris à Revest-des-Brousses, ont imposé ces derniers mois des zones sans traitement de pesticides à 150 m de toute habitation, ou les ont proscrits de leur territoire par arrêté municipal. C’est le cas de Nantes, où Thomas Quéro, adjoint à la mairie, explique que « les épandages aux abords des voies pénétrant dans la ville se dispersent un peu partout. La SNCF n’a jamais communiqué là-dessus, alors nous prenons nos responsabilités ». Qualifiés par Elisabeth Borne de « coups de com », certains de ces arrêtés ont été suspendus par la justice, mais la plupart sont toujours valides : le 8 novembre 2019, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise confirmait les arrêtés pris à Sceaux et Gennevilliers en vertu du « danger grave pour les populations exposées ». Cette décision pourrait faire jurisprudence.
« SNCF Réseau respecte et respectera la réglementation sur l’utilisation des produits phytosanitaires », nous répond Michel Morin, responsable du département « Voies et abords ». Oui, mais laquelle ? Interrogé sur la cartographie des zones traitées, le service communication de la compagnie nationale invoque « un document interne qui n’a pas vocation à être publié ». Un cadre de la SNCF confirme : « C’est un sujet dont on ne parle pas. » janvier, un décret fixe la distance minimale d’épandage des produits phytosanitaires à 3 m des habitations, jusqu’à 20 m pour les pesticides « les plus préoccupants », comme le précise le ministère de l’Agriculture. Très insuffisant pour les associations environnementales.
DIRECTION LES URGENCES
Charles*, qui réside depuis quarante ans à Monestier-de-Clermont, en bordure de la ligne Grenoble – Veyne-Dévoluy, dans l’Isère, a eu un aperçu des traitements qu’expérimente la SNCF. Un matin de mai 2016, il jardine, sent « une odeur atroce » et voit à 3 m de lui « un train qui vaporise lentement un produit ». L’effet, selon lui, est immédiat : « Des maux de tête, une baisse d’acuité visuelle et des démangeaisons. » Direction les urgences. Il en ressortira dans la journée, avec le sentiment d’avoir été empoisonné et une gêne oculaire qui mettra, assure-t-il, plus d’un mois à s’estomper. A sa demande, l’agence régionale de santé s’enquiert auprès de la SNCF de la nature des produits utilisés. Deux pesticides : l’Epsilon, officiellement reconnu comme étant « très toxique pour les organismes aquatiques », qui requiert le port d’un équipement spécial, ainsi que le Pavanett, nécessitant de « respecter une zone non traitée de 20 m ». Par ailleurs, le personnel de la SNCF a pour consigne de ne pas se rendre sur les lieux traités pendant quinze jours. Mais Charles, lui, y habite – ça va de soi – en permanence. Pour lui, l’ « automatisation du respect des périmètres de sécurité » mise en œuvre sur les trains désherbeurs serait inefficace. Il a aussi porté plainte.
D’après les témoignages collectés par Marianne, la SNCF semble intensifier ses épandages, pratiqués sur des sections longtemps épargnées. S’agit-il de faire place nette avant l’arrêt définitif du glyphosate ? De s’octroyer un répit que ne permet pas, par exemple, l’acide pélargonique, solution de rechange fort coûteuse et moins efficace ? « Cette interdiction entraînerait […] une multiplication par 16 ou 17 des coûts d’entretien des voies de la SNCF, passant de 30 millions d’euros à près de 500 millions d’euros », s’alarme une étude de la Fondation Concorde, un think tank libéral. En quête « d’herbicides alternatifs » et autres « robots tondeuses », la SNCF souffre surtout de s’en être remise si largement au désherbage chimique, introduit en 1925 et devenu prépondérant au fil des décennies, jusqu’aux 397 t consommées en 1984.
« Auparavant, les interventions se faisaient manuellement, en arrachant et en fauchant l’herbe », nous rappelle SNCF Réseau. Ce qui nécessitait bien plus de personnel que les 300 cheminots affectés à la « maîtrise de la végétation » . « Les solutions curatives manuelles imposent la présence importante de personnel à proximité, voire dans la zone dangereuse vis-à-vis du risque ferroviaire et sont onéreuses et lentes », soulignait en 2009 un rapport de la SNCF. C’est peut-être là que le bât blesse : le recours à l’humain va à l’encontre d’une gestion d’entreprise visant à tailler toujours plus dans les coûts et les effectifs. « Le débroussaillage mécanique et le fauchage de l’herbe reviennent à 75 millions chaque année », assurait Philippe de Saint-Victor, directeur du pôle « Développement et prospective » de la SNCF, lors d’une audition devant le Sénat en 2012. Le prix de la santé publique ?
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