L’Europe exploite les forêts tropicales… et multiplie les risques d’épidémie : Fanny Pigeaud (Reporterre)

Santé-Ecologie
Publié le 24 juin 2020

La pandémie de Covid-19 a rappelé que la destruction des forêts tropicales augmente les risques de transmission de virus de la faune sauvage aux humains. Une partie de cette déforestation est motivée par la demande européenne en produits tropicaux, dont le bois.

 

L’un des derniers blocs forestiers encore intacts du golfe de Guinée, la forêt d’Ebo, au Cameroun, est menacé : le gouvernement camerounais a décidé il y a quelques semaines de l’ouvrir en partie à l’exploitation industrielle sur 120.000 hectares. Riverains, scientifiques, organisations non gouvernementales locales et internationales s’inquiètent, car ce territoire abrite une biodiversité exceptionnelle, dont plusieurs espèces animales en danger d’extinction, telle que des chimpanzés qu’on ne retrouve nulle part ailleurs. Paradoxalement, la pandémie de Covid-19 pourrait aider les opposants à ce projet forestier à se faire entendre des autorités camerounaises : le virus qui a provoqué l’épidémie est venu rappeler que le risque d’apparition de maladies émergentes s’accroit lorsqu’il y a une augmentation des contacts entre la faune sauvage et les humains, ce que provoquerait une exploitation de la forêt d’Ebo.

Selon l’hypothèse jugée pour l’instant la plus probable par les scientifiques, le Sars-CoV-2, responsable de l’épidémie, pourrait être le résultat d’une recombinaison de deux agents pathogènes, l’un proche d’un virus hébergé par les chauves-souris et l’autre très similaire aux virus dont les pangolins sont porteurs. Une chauve-souris pourrait avoir contaminé un pangolin, lequel aurait ensuite transmis à l’homme le résultat de cette rencontre d’agents pathogènes. La possibilité d’une propagation du virus du pangolin à l’homme directement n’est toutefois pas écartée par les chercheurs. C’est un trafic d’espèces protégées, dont fait partie le pangolin, petit mammifère qui figure parmi les animaux sauvages les plus braconnés au monde, qui a vraisemblablement rendu possible ces contaminations.

Le processus n’a rien d’exceptionnel : les animaux sont depuis toujours liés à l’émergence d’épidémies chez les humains. Environ 60 % des 1.400 agents pathogènes humains sont d’origine animale et 75 % des maladies animales émergentes peuvent contaminer l’homme, d’après l’Organisation mondiale de la santé animale. Le virus Nipah, qui cause régulièrement des épidémies chez l’homme en Asie du Sud-Est, vient ainsi de chauves-souris. Le Sars, qui a provoqué le syndrome respiratoire aigu sévère (Sras) en Chine en 2002, a vraisemblablement été transmis à l’humain par des civettes palmistes vendues dans un marché chinois, alors qu’elles avaient été contaminées par des chauves-souris. Ebola, qui se manifeste régulièrement en Afrique centrale et de l’Ouest, viendrait lui aussi de chauves-souris, avec des singes comme hôtes intermédiaires.

« Santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes sont étroitement liées »

Particulièrement riches en biodiversité, les forêts tropicales, comme celle d’Ebo, comptent parmi les plus grands réservoirs d’espèces animales potentiellement porteuses d’agents pathogènes, dont beaucoup sont encore inconnues des scientifiques. Si on y introduit des activités humaines qui réduisent la taille de l’habitat de ces animaux et les confinent dans des zones plus petites, on crée logiquement de la promiscuité entre, d’abord, les espèces animales elles-mêmes, ensuite entre elles et les humains. On augmente de ce fait les risques de contamination et d’épidémies. La variole serait ainsi née en Asie lorsque les forêts ont commencé à être défrichées à grande échelle au profit de cultures permanentes et d’établissements humains, observent deux chercheurs de l’université d’Hawai, Bruce A. Wilcox et Brett Ellis dans un article publié en 2006. Le virus responsable de la fièvre jaune, par ailleurs, « se maintient dans un cycle de transmission entre des singes arboricoles et des moustiques selvatiques. L’expansion des établissements humains dans la forêt est une fréquente cause de poussées épidémiques », précisent-ils aussi. Autre exemple : l’épidémie d’Ebola s’est propagée, au Liberia et en Sierra Leone, à cause d’opérations de déboisement qui ont contraint plusieurs espèces de chauves-souris à se regrouper et à vivre sur les quelques arbres restants.

Une forêt gabonaise.

À l’inverse, dans une tribune publiée en avril 2020, les dirigeants de seize organismes scientifiques ont rappelé qu’une « grande diversité d’espèces hôtes potentielles ou effectives d’agents pathogènes » limite la transmission des virus. Il ne s’agit pas uniquement de « la diversité des espèces », mais aussi de « la diversité génétique » de chaque espèce : cette combinaison permet de « faire émerger des résistances de l’hôte à son pathogène », et donc de limiter aussi sa transmission, disent ces scientifiques, rappelant que « santé humaine, santé animale et santé des écosystèmes sont étroitement liées ». Lorsqu’on appauvrit les écosystèmes, on perd donc une partie de l’effet tampon que joue une partie de leurs composants.

Si on a enregistré de plus en plus de maladies émergentes ces dernières années, c’est parce que les interactions entre les humains et les animaux sauvages ont augmenté. « Il y a eu de tout temps des contacts entre faune sauvage et humains, rappelle Julien Capelle, écologue de la santé, chercheur au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). Mais avec l’augmentation du nombre de la population humaine, l’intensité actuelle de ces contacts est inégalée. La Chine, par exemple, constitue un marché d’un milliard de personnes, qui génère une demande en viande très forte. Cela conduit notamment à l’implantation d’élevages industriels dans des zones où il y avait auparavant des forêts. On crée des interfaces qui n’existaient pas avant. »

« Tout ce qui augmente les contacts massifs va favoriser l’augmentation des risques de maladies émergentes »

La déforestation accélérée en zone tropicale de ces dernières décennies explique par conséquent en grande partie la hausse des épidémies. Depuis 1990, la planète a perdu 178 millions d’hectares de forêts, soit l’équivalent du territoire de la Libye, a calculé l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). En 2018, près de 12 millions d’hectares de forêts tropicales ont disparu, selon le World Ressources Institute (WRI). Si le Brésil reste très touché, le taux de déforestation de l’Amérique latine baisse toutefois : il a été divisé par deux entre 2010 et 2020 par rapport à la décennie précédente, soit – 2,6 millions d’hectares annuels, d’après la FAO, des chiffres qui devraient hélas rebondir du fait de la politique du président brésilien, M. Bolsonaro. L’Afrique est désormais le continent où la situation est la plus préoccupante : son couvert forestier a diminué de 3,9 millions d’hectares chaque année au cours des dix dernières années (contre 3,4 auparavant). La République démocratique du Congo (RDC) a perdu plus de 480.000 hectares en 2018.

Les moteurs de cette déforestation sont divers et complexes, mais presque tous sont liés à l’activité humaine : extension des terres pour l’agriculture de subsistance, pour des plantations industrielles (palmiers à huile, hévéas, soja, coton, etc.) ou pour des élevages intensifs de bétail, exploitation de gisements miniers, construction d’infrastructures (centrales électriques, routes, etc.), sécheresses favorisant les incendies, etc. L’exploitation industrielle du bois, que veut lancer le gouvernement camerounais à Ebo, dégrade les forêts et conduit elle aussi à la déforestation, même si dans cette région d’Afrique centrale, la coupe des arbres est dite « sélective », c’est-à-dire ne ciblant que quelques arbres par hectare : elle amène dans les forêts des travailleurs et leurs familles, ouvre des pistes qui sont aussi empruntées par des braconniers et autres trafiquants, des paysans, etc. Elle réduit la taille de l’habitat de la faune sauvage, voire le détruit.

Au Gabon, en décembre 2013.

« Une perte de biodiversité n’occasionne pas forcément une hausse des maladies émergentes, souligne toutefois Julien Capelle. Ainsi, au Cambodge, et en Asie du Sud-Est en général, l’espèce de moustique qui transmet le paludisme est totalement inféodée à la forêt : quand cette dernière disparait, le moustique disparait et le paludisme aussi. » L’important, quand on a une perte de biodiversité, c’est de regarder « quelles seront les espèces qui survivront et si elles portent des virus, des agents pathogènes potentiellement dangereux pour l’homme. La question est alors de savoir si les espèces résilientes, capables de résister au changement, sont plus à même de transmettre des maladies aux humains », ajoute l’écologue, qui précise : « Toutes les maladies émergentes ne sont pas liées à une perte de biodiversité ou à la déforestation, mais clairement, la destruction de la forêt rapproche les humains de la faune sauvage. Or, tout ce qui augmente les contacts massifs va favoriser l’augmentation des risques de maladies émergentes. »

Ce qui jouera dans les années à venir, « c’est notre capacité à surveiller et contrôler ces maladies émergentes, dit Julien Capelle. Il y a un certain nombre d’agents pathogènes qu’on connait et qu’on surveille comme Ebola, Nipah… Ces virus circulent dans la faune sauvage et passent chez les hommes régulièrement. On sait aussi qu’il y a des groupes de virus, les coronavirus, chez les chauves-souris d’Asie du Sud-Est, qui passent à d’autres animaux sauvages, d’autres mammifères, et qui, ce faisant, peuvent acquérir la capacité de se transmettre à l’homme ». Le chercheur poursuit : « Il faut parvenir à comprendre la circulation des virus au sein de la faune sauvage et les liens d’exposition entre les animaux et les humains, pour ensuite voir comment adapter, modifier nos pratiques. »

La part cumulée de l’UE dans la déforestation importée sur la période 1990-2008 s’élèverait à 36 % du total de la déforestation liée au commerce mondial

Stopper les processus permettant l’émergence des maladies implique de modifier les modes de vie — la densité et la mobilité des populations et des échanges font qu’aujourd’hui un virus contagieux comme Sras-CoV-2 peut se répandre très vite à travers le monde —, de revoir les relations de l’humain avec la nature, de transformer les systèmes économiques et de consommation. Les Occidentaux sont concernés car ils sont acteurs ou bénéficiaires de certaines des activités responsables de la déforestation des forêts tropicales, à travers les produits qu’ils importent et que leurs multinationales cultivent : cacao, soja, huile de palme, caoutchouc, viande, minerais, pâte à papier, etc. C’est ce que l’on appelle la « déforestation importée », c’est-à-dire « l’importation de matières premières ou de produits transformés dont la production a contribué, directement ou indirectement, à la déforestation, à la dégradation des forêts ou à la conversion d’écosystèmes naturels en dehors du territoire national », selon la Stratégie nationale de lutte contre la déforestation importée de la France, adoptée en 2018. Environ 33 % des produits agricoles et 8 % du bétail responsables de la déforestation sont ainsi exportés vers l’Union européenne (UE). La consommation de l’UE représenterait près de 10 % de la déforestation mondiale en rapport avec des consommations diverses, a rappelé le Conseil économique et social (Cese) dans un rapport], et la part cumulée de l’UE dans la déforestation importée sur la période 1990-2008 s’élèverait à 36 % du total de la déforestation liée au commerce mondial.

Le cas du cacao est particulièrement parlant : l’UE-28 consomme près de la moitié des fèves de cacao produites chaque année en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Nigeria et au Cameroun. Des analyses satellites ont montré que, en Côte d’Ivoire, qui fournit 40 % de la production mondiale, il y a eu environ 14.000 hectares de forêt détruits dans la région cacaoyère du sud-ouest, soit l’équivalent de 15.000 terrains de football, entre novembre 2017 et septembre 2018, rapporte l’ONG Mighty Earth.

Une très grande part, si ce n’est la totalité, du bois exporté depuis le bassin du Congo est récoltée dans des conditions illégales

La demande européenne en bois motive aussi une partie de l’exploitation forestière industrielle dans les forêts tropicales. En 2019, l’Union européenne a importé 2,13 millions de tonnes de bois tropicaux, sous forme de grumes et de sciages, pour une valeur de 2,32 milliards d’euros, selon l’Organisation internationale des bois tropicaux. L’UE s’alimente notamment dans le bassin du Congo, deuxième plus grand massif forestier au monde, dont plus d’un quart des forêts est alloué à l’exploitation forestière, soit 44 millions d’hectares. Ses fournisseurs en sciages étaient principalement le Cameroun (277.600 tonnes), le Brésil (129.100 tonnes), le Gabon (96.300 tonnes), la Malaisie (74.500 tonnes), et la République du Congo (60.900 tonnes). Pour les grumes, les importations de l’UE se sont élevées à 98.600 tonnes, dont 34.400 tonnes venant de la République du Congo, de la République centrafricaine (16.300 tonnes), du Cameroun (15.100 tonnes), de la RDC (13.400 tonnes). La France est le troisième plus gros importateur de l’UE en bois tropical. En 2018, son premier fournisseur en bois de sciage (147.000 tonnes) était le Cameroun (30.000 tonnes), suivi du Gabon. Elle se procurait des grumes aussi essentiellement en Afrique (42.280 tonnes), et en premier lieu en République du Congo, en République centrafricaine, en République démocratique du Congo. Des organismes publics français consomment ce bois tropical, dont la SNCF : une partie de ses traverses sont faites en azobé, un arbre coupé par une société suisse, Interholco, en République du Congo.

Déchargement de bois exotique du cargo « Safmarine Sahara », le 23 juin 2014, au port de La Rochelle, après une action de militants de Greenpeace pour dénoncer l’importation de « bois illégal ».

L’Europe importe en outre beaucoup de produits dérivés (parquets, meubles, etc.) depuis l’Asie, mais souvent fabriqués avec du bois récolté en Afrique centrale. Car la Chine est devenue la principale destination des exportations du bassin du Congo. Le Vietnam se fournit également beaucoup dans cette région : en 2019, il a importé 873.761 m3 de bois ronds africains, dont plus de la moitié venait du Cameroun.

Une très grande part, si ce n’est la totalité, du bois exporté depuis le bassin du Congo est récoltée dans des conditions illégales, a rappelé un rapport de Global Witness, publié en 2015 et intitulé « L’impunité exportée ». L’organisation britannique indiquait à propos de l’exploitation forestière en RDC en particulier : « Les experts interrogés dans le cadre de ce rapport suggèrent que c’est l’exploitation industrielle illégale qui est un facteur majeur de la dégradation des forêts et de la déforestation » et non l’exploitation artisanale, comme cela est souvent dit. « Les illégalités sont également généralisées dans les concessions forestières industrielles du pays, où des entreprises procèdent au pillage des forêts congolaises pour exporter des quantités considérables de bois vers les marchés internationaux », ajoutait l’ONG.

L’Union européenne a dans cette situation une part de responsabilité d’autant plus grande que plusieurs de ses États membres, la France en tête, suivent une politique de soutien actif à l’industrie forestière dans le bassin du Congo.

 

 

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